
Karine Baillet, bonjour. Merci de nous accorder cette interview. Karine, on ne vous présente plus, vous avez accompli des exploits quasi surhumains, voyagé autour du monde, monté votre société. Aujourd’hui, vous transmettez ce que ces expériences vous ont apporté.
Pour vous, nous avons préparé une interview Conquérante.
Commençons au début de l’histoire : lorsque vous étiez enfant, aviez-vous déjà cette envie d’aller là où personne n’était encore allé ? La peur était-elle une émotion qui vous était étrangère ou cherchiez-vous à la dompter à tout prix ?
J’ai passé ma jeunesse dans la région du Touquet. Je me souviens que j’adorais prendre mon vélo et me balader seule. Je passais par la forêt, j’allais seule sur la plage, j’aimais faire des détours et explorer la nature. J’aimais ces émotions. Oui, je crois bien que j’avais déjà cet état d’esprit et cette envie d’être autonome.
Le moment où vous avez découvert que vos limites étaient au-delà de celles des autres ?
C’était sur le premier Raid Gauloises. Jusqu’à cette aventure, j’avais participé à de petits raids le week-end, avec des parcours de quarante ou cinquante kilomètres. Le raid Gauloises, ce n’est pas la même catégorie, il faut parcourir mille kilomètres à pied, à vélo, en canoë et autres sports Nature. Le tout dans un environnement hostile et en équipe.
Il a fallu participer à des sélections pour être sélectionnée. L’épreuve située dans les Hauts de France comprenait quatre cent kilomètres à vélo, cent en canoë et plus de deux cent en course à pied. Je n’avais pas vraiment pris de temps pour me préparer, pourtant j’ai été sélectionnée. Ensuite, il a fallu composer une équipe sans connaître personne, intégrer l’esprit du raid et vivre ce défi hors du commun. Après la sélection, nous avions une année pour apprendre à nous connaître et à nous préparer.
Le raid se déroulait en Équateur avec l’ascension du Cotopaxi dès le début de la course. L’expérience est inoubliable, c’était la première fois que j’allais aussi loin dans l’exploration de mes capacités. J’étais déjà allée au bout de raids multisports, mais jamais sur de telles distances. C’était ma première grande aventure et j’en garde vraiment un excellent souvenir.

Cela vous est-il arrivé de ne pas aller au bout d’une aventure ?
Oui. Lors du Raid Elf, en 2000. C’était aussi une course en équipe, mais cette fois, nous étions entre copains. Lors de l’épreuve, l’un d’eux n’était pas bien et a abandonné la course. Nous étions quatre, j’ai proposé à mes coéquipiers de continuer mais ils ont refusé. Alors, je suis allée rejoindre une autre équipe, composée de deux garçons et une fille (un garçon avait déjà abandonné). Et les deux autres garçons ont aussi abandonné. Nous avons rejoint deux autres filles pour former encore une nouvelle équipe, cent pour cent féminine… Au final, l’équipe avec laquelle j’étais partie n’a pas fini la course, mais moi, je suis allée au bout. Le constat qui en a étonné plus d’un est que les femmes étaient bien plus tenaces et opiniâtres que les hommes… D’ailleurs, les questions des journalistes à la fin de ce raid tournaient quasiment toutes autour de l’endurance des femmes.
Cette force découverte lors de ce raid m’a accompagnée et s’est renforcée durant toute ma carrière sportive. Comme lors du Championnat du monde entre Annecy et Gstaad, que j’ai effectué avec des ampoules. J’ai eu beau mettre des pansements, l’état de mes pieds continuait de s’aggraver. J’avais mal, mais pas assez pour m’arrêter. Une fois la ligne d’arrivée franchie, je suis allée voir Sonia, le médecin, qui a constaté que j’étais à vif jusqu’à l’os.
En réalité, j’étais tellement concentrée sur mon objectif et sur mon équipe que j’en oubliais la douleur.
Durant les marathons des Sables, par exemple, les pieds sont dans une réelle souffrance. La chaleur des dunes a un effet catastrophique, chaque matin au réveil c’est atroce, mais le jour, dans l’effort, on avance et on n’y pense pas.

Le moment où vous avez réalisé que vous aviez une grande capacité face aux situations qui mettraient en arrêt cardiaque pas mal de monde
Tout le monde a des capacités insoupçonnées. Je ne pense pas être différente, sauf que j’ai, pour ces raids, comme pour mon boulot actuel, un esprit conquérant, une passion et une envie qui me permettent de découvrir ces ressources. Les raids aident à révéler ces ressources. Par exemple, lors du raid Gauloises au Vietnam, on parcourt mille kilomètres et on ne dort quasiment pas, mais on est porté par l’envie d’aller au bout de l’aventure et par l’équipe à laquelle on appartient. J’ai découvert mes capacités dans le sport, mais je pense que dans d’autres domaines, comme dans la musique ou dans les arts, cette notion de dépassement est aussi forte.
Le défi le plus fou, celui qui a réclamé tout votre esprit de conquête, celui dont vous êtes le plus fière
J’avais déjà traversé la Manche en wake-board et en kayak. Je me préparais à traverser de nouveau ce détroit, en planche à voile cette fois. Le jour J, il y avait un avis de grand frais, le bateau qui devait suivre a déclaré forfait. J’ai décidé d’y aller quand même, c’était complètement dingue, entre les gros tankers et les vagues… J’ai vraiment pris de gros risques. J’ai même été attendue par la police pour ne pas avoir suivi les consignes de sécurité, notamment un arrêt de navigation de plaisance dévoilé le matin même et que j’ignorais. L’affaire est allée jusqu’au tribunal. Mon statut de sportive m’a sauvée et les poursuites ont été abandonnées. Mais c’est vrai que c’était complètement fou. J’ai mis une heure et demi à l’aller et une heure et quart au retour… C’est sûr que ce jour-là en particulier, c’est la confiance en moi et en mon niveau qui m’ont donné la force d’aller au bout. Même si avec le recul, je me dis que j’étais un peu fêlée…
Lorsque vous préparez un défi, intégrez-vous une dimension « psychologique »
Oui, bien entendu. Surtout pour les défis en équipe. Le mental représente soixante dix pour cent de la course lors des raids, car au bout du deuxième jour, les douleurs se font sentir un peu partout dans le corps. En revanche, la préparation, les proportions s’inversent et les aspects physiques et techniques prennent toute la place. Il faut visualiser la course, les moments qui vont être les plus difficiles à franchir, se la raconter, en disséquer chaque étape, visualiser la douleur, ressentir la fatigue. On peut aussi ajouter du yoga et de la méditation, en particulier les nuits qui précèdent les départs, lorsque la tension monte un peu trop. Dans ces moments, il faut trouver les méthodes qui permettent de conserver et de profiter de ses énergies.
Pouvez-vous nous décrire une de vos préparations
Lorsque l’on s’inscrit à un raid, on sait qu’il va falloir passer du vélo au canoë, du kayak à la course à pied. Alors, l’entraînement doit être aussi multiple et spécifique selon les activités, avec toujours un temps consacré au fitness, aux abdos et à la gym pour être complet. Mais il faut aussi savoir se poser, se relaxer. Pour l’aspect équipe, j’ai aussi couru avec des gens issus de la montagne et nous nous entraînions chez eux en alternance avec mes grosses préparations individuelles au Touquet et sur la côte d’Opale.
Dans ces raids, le fait de courir en équipe donne une grande force. J’ai souvent été capitaine et, à chaque fois, j’ai fait en sorte que nous ayons un objectif clairement fixé. Un objectif commun, mais aussi un rôle précis pour chacun. Car au-delà des règles de la course, le fait d’avoir un rôle spécifique, d’être valorisé, permet de maintenir la confiance et de faciliter les échanges, conditions sine qua non pour que l’équipe soit soudée et forte.